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On connait l’Amérique par ses marques de fabrique, Coca, le jeans, Hollywood
ou Facebook mais, si l’on veut vraiment appréhender ce pays de la démesure
vaste comme un continent, il faut remonter le temps et plonger dans ses racines.
Et c’est tout l’intérêt de Utah, le recueil de nouvelles de Nicolas Rey, de nous
proposer ce retour dans un passé qui porte en lui les explications du présent. Ici,
on s’immerge dans l’Amérique des colons, ces aventuriers chassés d’Europe par
les famines et la misère, venus rebâtir leur vie sur l’autre rive de la mer en
défrichant des terres immenses souvent volées aux indiens, d’une part, et des
esclaves noirs enrôlés de force pour leur servir de main-d’œuvre bon marché,
d’autre part. Un pays shakespearien de poussière et de sauvagerie, de maitres
sans états d’âme et de serfs taillables et corvéables à merci.
Au fil des pages, on croise un tueur solitaire et mutique, une cueilleuse de coton
intimidée par un beau gosse, un vieillard hanté par le scalp d’un indien, un
serveur de restauroute qui se fait expulser de sa caravane et tue sa compagne, un
bouvier massacré par son troupeau, un vieux chef apache dans une réserve qui
égrène ses souvenirs pour un journaliste avant de prendre la pose devant les
touristes, un braqueur de banque qui laisse sa fortune contre un vélo pour
échapper à la police et un shérif ivrogne indigne de sa fonction. On n’est pas
dans l’Amérique de la réussite insolente, de Wall Street, des hedge funds et
d’Elon Musk mais des précurseurs, celle des sans dents, des gens qui ne sont
rien mais pas invisibles pour autant, qui se battent pour exister et sans lesquels
rien n’aurait pu être construit. Toute la force des récits tient dans le
renversement de la hiérarchie et des valeurs. Chez Nicolas Rey, les petits, les
sans grade sont les héros tandis que les puissants constituent les seconds rôles,
souvent pitoyables. Et on n’aimerait pas être à la place du shérif qui ne parvient
pas à pendre la condamnée à mort, ce qui le met à la merci de la vindicte
populaire.


Après avoir vu s’agiter ces tout petits personnages plus vrais que nature, on
comprend mieux l’ADN de l’Amérique, pourquoi ce pays est si différent des
autres, à la fois fascinant et insupportable, inspirant et révulsant, arrogant et
incertain. On comprend mieux ses villes qui dévorent les hommes et les âmes, et
ses déserts qui liquéfient les cerveaux. On comprend mieux de quelle texture
sont faits ses habitants, de quels délires ils sont animés, de quel courage inutile
ils sont inspirés, de quelle fatalité ils sont chargés. On comprend mieux la
surconsommation, les obèses, les tueries de masse, les prouesses technologiques.
On comprend mieux le rôle messianique que cette nation, faite de bric et de
broc, s’est arrogée dans le monde en se réclamant du camp du bien, volant au
secours des démocraties attaquées par la dictature nazie mais fomentant, avec la
CIA, des coups d’Etat dans des pays voulant s’émanciper de sa volonté
impérialiste. Aujourd’hui, le gendarme du monde se réveille menacé de toutes
parts, à l’extérieur par une Russie décomplexée, une Chine survitaminée par ses
succès économiques, et miné à l’intérieur par ses dissidents, ses révoltés de tout
poil. Une Amérique superstar par ses réseaux informatiques et ses fusées mais
doutant d’elle-même par manque de sens et de repères.
Avec une écriture nerveuse et précise dans le détail des descriptions, Nicolas
Rey sculpte ses personnages au scalpel. Pas de pathos ici mais une crudité dans
l’expression de la vie et de ses soubresauts. Il y a du Cormac McCarthy chez cet
adepte du roman western. On ne sort pas indemne de la lecture de Utah qui nous
interpelle au plus profond de nous-mêmes en posant cette question intrigante :
qu’est-ce qu’une civilisation ?

Utah – Nicolas Rey – Omara Editions

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