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Jean-Michel Neri a écrit un recueil de neuf nouvelles, dont chacune est une possible facette de cette pierre agressive et impure qu’est le Mangeur de monde. Il nous fait traverser des pays différents, des sociétés incompatibles, des regards sur les mœurs faits d’incompréhension, des temps qui répètent l’histoire. 

Sans jamais juger, l’auteur raconte des viols de territoire et la vie explosée de ceux qui y ont grandi. L’avidité, l’ego, le commerce, la possession, profanent pour les assujettir, les lieux dont on change les noms, comme les êtres dont on nie le passé. Il en est ainsi : 

–  Pour la terre généreuse des Indiens Nisenans, où est heureux celui qui ne prend que ce dont il a besoin, jusqu’au ravage de la vallée, et l’arrivée de l’or et de l’alcool. 

–  Pour cet esclave, libéré de ses chaînes grâce à un naufrage, qui va cohabiter avec son bourreau sur un îlot perdu. 

–  Pour celui qui va mourir sans peur, digne du sang de ses ancêtres, car il sera tué par un colon scalpeur. 

–  Pour cette plante de l’immortalité qui donnera une reconnaissance mondiale, à l’Autrichien botaniste venu la cueillir pour se l’approprier. 

–  Pour Tane, chef valeureux de lignées de combattants, qui ne comprendra pas que les longs bâtons sans pointe des barbares, crachent le feu. 

–  Pour cet enfant apeuré, qui fuit dans les bois un village décimé par des gens qui ont livré une guerre que personne n’avait déclarée. 

–  Pour Monsieur Ogushi, qui donne avec amour des soins méticuleux aux arbres du temple Zampuku-ji, en passant les mains sur les rameaux hirsutes qu’il va démêler, jusqu’à ce coup de tonnerre qui étrangement va précéder la foudre. 

–  Pour cet enfant corse, qui regarde terrorisé les soldats français emporter les hommes de son village, et qui pour échapper aux deuils, rejoindra plus tard en Afrique une armée française, n’ayant rien perdu de sa barbarie.


– Pour ce vieux Corse aigri, qui n’ayant jamais quitté sa terre, est l’ultime receleur des valeurs d’antan. Il vivra la beauté révélée d’une femme libre et sûre d’elle comme une humiliation, tant il se sent grossier.


Les mots se font doux et poétiques pour exprimer, la terre, les arbres, leur puissante symbolique, alors qu’ils peuvent devenir couperets, sans concession, quand il s’agit des hommes. La nature reste le seul refuge face à leur appétit féroce. Le mystère est entretenu, en détails autant susurrés qu’assénés. Dans ce combat souvent déloyal, le lecteur se laisse surprendre par une écriture précise et sans équivoque, qui sait faire justice. Emporté par une narration rythmée par des changements de temps, on se plaît à penser un instant, que certains l’ont bien mérité. Les mangeurs se font manger crus, à l’image de yeux bleus, marin sadique, ou de la blonde aux biscuits compliqués et à la culotte arrogante.
Mangeurs de monde n’est pas sans rappeler, en plus tragique, un film comédie sorti en 1980, les dieux sont tombés sur la tête. Une tribu, sans violence et sans loi, les Bochimans du Botswana, reçoit un jour une bouteille de coca-cola vide, tombée d’un avion. Convaincus que c’est un cadeau des dieux, parce que ça vient du ciel, ces individus paisibles vont apprendre à connaître tous les travers de la civilisation. Le sens de la propriété, les disputes, la jalousie, la colère, la convoitise vont briser l’enseignement harmonieux de la nature. Film idéalisé et caricatural, chargé de symboles, il traduit le choc des civilisations, l’arrivée des biens de consommation dans des cultures traditionnelles. Pour retrouver la paix, un des bons sauvages partira jusqu’au terme du monde, tenter de jeter dans le vide l’objet de la discorde. Acte bien utopique, puisque la terre est ronde.
Chez Jean-Michel Neri aussi, le mal est fait, il n’y plus d’espoir, ni de retour possible après le mépris et l’outrage. Malgré la résistance, l’assimilation est en marche. Dans les mondes salis ou fracturés par ces conquérants orgueilleux, la vie ne sera plus la même ! Mangeurs de monde raconte la dévoration de l’homme par l’homme. 

Mangeurs de monde – Jean-Michel Neri – Omara Editions

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